L’aventure orientale de la pensée

Introduction de Les Sagesses orientales, sous la direction de Laurent Testot, Sciences Humaines Éditions, 2021 – Sommaire en fin de texte.

 

Au 19e siècle, l’Europe dominait le Monde. Ses militaires, marchands et missionnaires quadrillaient des colonies couvrant les trois quarts de la planète, et exploraient les rares États demeurés indépendants, telles la Perse, la Thaïlande et la Chine. L’histoire s’écrivait du point de vue occidental, les pensées européennes servant de référence. Les missionnaires envoyés en Asie collectaient de leur côté, depuis déjà quelques siècles, des épopées magnifiques, des pensées complexes, des philosophies de haut vol et des religions qui, loin de se limiter à quelques cultes primitifs, faisaient preuve d’une sophistication remarquable. Et parfois, comme le bouddhisme, montraient une étonnante proximité, dans les rituels, avec le christianisme : usage d’eau bénite ou lustrale, articulation similaire des espaces sacrés, présence de clergé et d’ordres monastiques…

De là vient la confusion des termes : doit-on parler de sagesses, de pensées, d’idéologies, de philosophies ou de religions quand on réfère à ces réflexions indiennes et chinoises ? Tout terme utilisé pose une hiérarchie implicite, qui ici dérive du moment où l’Occident a « découvert » ces pensées. C’est une longue histoire, parfois surprenante. Qui se souvient de ce temps, dans les années 1950, où les intellectuels français initiés au soufisme faisaient de l’islam une religion « éclairée », spirituellement comparable à leur vision du christianisme, tout en considérant le bouddhisme comme une religion « arriérée », un ramassis de superstitions ?

Les temps changent, les perceptions aussi. Les orientalistes ont accumulé un Himalaya de connaissances. L’Asie a une histoire que l’on a bien explorée sur les deux derniers millénaires.

Démographiquement, l’Inde, la Chine, l’Asie du Sud-Est et l’Asie insulaire ont représenté, de tout temps, plus des deux tiers de l’humanité. Là sont nées des villes immenses, aux alentours du début de notre ère, en tous points comparables à Athènes ou à Rome. Au Moyen Âge, l’Inde et la Chine étaient bien plus riches et dynamiques que l’Europe. Nul étonnement si les pensées alors développées valent bien, en diversité et complexité, les philosophies grecques ou les théologies chrétiennes. Le Mahābhārata, un des récits sacrés de l’hindouisme, est bien plus long que la Bible. Les sūtra du bouddhisme furent les premiers livres imprimés au monde, dès le 8e siècle, en Chine et en Corée.

À la lumière de ce savoir nouveau, quel terme employer ? Doit-on parler de philosophies, de religions, d’idéologies ? Un peu de tout ça, et selon le contexte historique. Illustrons :

  • En Inde, tout commence avec le védisme. Un ensemble de rituels de sacrifice, pratiqué en Iran et Inde du Nord, qui se structure autour de prêtres entre -1500 et -600. À la fin, le védisme accouche de nombreux textes, les quatre principaux étant dits Veda, ou gnose ; de commentaires ; et d’épopées.
  • Au 6e siècle, le védisme se divise en trois branches : bouddhisme, brahmanisme (qui deviendra hindouisme vers le 6e siècle de notre ère) et jaïnisme.
  • Le bouddhisme, né en Inde, s’est diffusé dans toute l’Asie. Aujourd’hui, on distingue deux écoles : le véhicule des anciens, dit aussi theravāda, dominant dans le monde indianisé (Inde, Myanmar, Thaïlande, Cambodge, Laos…) ; le grand véhicule, ou mahāyāna, dominant dans le monde sinisé (Chine, Corée, Japon, Viêtnam). Du grand véhicule est issu le bouddhisme tantrique, dit aussi véhicule du diamant ou vajrayāna, hégémonique au Tibet et en Mongolie, dont certains chercheurs estiment qu’il constitue une troisième école, distincte du mahāyāna.

D’innombrables courants de pensée, articulés autour de réseaux monastiques, ont fleuri dans le bouddhisme, créant parfois une confusion de termes. Philosophie ou religion ? Son fondateur, le Bouddha, ne se réfère aux dieux que pour dire qu’ils n’ont pas d’importance dans le salut individuel. Mais les rameaux successifs ont posé l’existence d’une myriade d’entités, tels les bodhisattva du mahāyāna, auxquelles on adresse des prières… Le bouddhisme en cela ressemble au catholicisme, qui a tué les dieux païens pour les voir ressusciter sous les oripeaux des saints. Comme le christianisme, c’est une religion du quotidien, qui parfois déploie des réflexions philosophiques de haute volée.

  • L’hindouisme est un ensemble de cultes, regroupant un milliard de croyants. Il s’est constitué avec l’élaboration d’une théologie nouvelle mise en œuvre au Ier millénaire de l’ère chrétienne. Des divinités du salut ultime, Vishnu ou Shiva, sont amenées à opérer des avatāra, « descentes » en ce monde. Chaque homme peut alors accéder au salut par la bhakti, « dévotion ». La présence sur Terre du divin est manifestée par des temples abritant des représentations iconiques des divinités et de leurs cours, représentation céleste de la hiérarchie sociale. Dès ses origines, le système a généré de multiples attitudes cultuelles, tels ces renonçants, qui tentent d’approcher la divinité par une démarche érémitique. La Shmrti, « Tradition », maintient vivace en tous l’idée que chacun naît pour accomplir les devoirs liés à sa naissance dans la perspective du maintien du Dharma.
  • En Chine, cohabitent trois sagesses, ou religions : taoïsme, confucianisme, bouddhisme mahāyāna et vajrayāna. On y trouve aussi du chamanisme, présent en Mongolie, Sibérie, Corée, et sous la forme quelque peu institutionnalisée du shintō, au Japon. Toutes ces idéologies se sont mélangées au point que les spécialistes évoquent autant « la religion des Chinois » que les « trois sagesses chinoises ». En l’espèce, il convient de distinguer, comme toujours, les réflexions de haut vol des pratiques cultuelles populaires. Ainsi les Entretiens de Confucius, premier texte où soit clairement formulée la règle d’or (« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ») au fondement du vivre-ensemble, sont riches d’enseignements philosophiques. Mais solliciter les mânes du maître, pour nombre de Chinois, est surtout une étape obligée : acheter quelque offrande accompagnant les prières que l’on adresse à Confucius le jour où on doit passer un examen.

Et que l’on vive dans un État considéré comme ultrasécularisé, aux références idéologiques ancrées dans l’athéisme militant, n’y change rien. Les dieux sont toujours là. D’ailleurs, le soft power chinois s’est choisi Confucius comme ambassadeur. Partout sur la planète, les instituts Confucius sont chargés de propager la langue, la civilisation et l’influence chinoises.

 

au sommaire :

L’aventure orientale de la pensée, Laurent Testot
La naissance des idéologies universelles, Laurent Testot

 

Partie I : Les pensées indiennes

Aux sources des pensées indiennes, Marc Ballanfat
L’unité de la pensée indienne, entretien avec Michel Hulin
Hindouisme et société des castes, Marie-Louise Reiniche
Vers 800 – Shankara réforme l’hindouisme, Brigitte Tison
Géopolitique des religions indiennes , Ingrid Therwath
Le yoga au-delà des clichés, Ysé Tardan-Masquelier
Comment le yoga a conquis l’Occident, Véronique Altglas
L’âge des gurū, Véronique Altglas
Mahāvīra, « Grand Homme » du jaïnisme, Jean-Pierre Osier
Les chemins du bouddhisme des anciens, Louis Gabaude
Et Ashoka propagea le message du Bouddha, Véronique Crombé
Le bouddhisme, une religion tolérante ?, Bernard Faure
Pourquoi christianisme et bouddhisme se ressemblent-ils ? Entretien avec Kyong-Kon Kim
Les sikhs, une religion originale, Denis Matringe
L’islam en Asie, une longue histoire de négociations, Michel Boivin

 

Partie II : Les pensées chinoises

Les trois piliers de la sagesse chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Quelques héros de la spiritualité chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Le confucianisme, une pensée en mouvement ?, Rémi Mathieu
Confucius au supermarché, Jean-François Dortier
Taoïsme : un aperçu des origines, Romain Graziani
La fondation du mouvement des Maîtres célestes, Pierre Marsone
La révolte des Taipings, Vincent Goossaert
Taoïsme, la voie du bien-être ?, Cyrille J.-D. Javary
Une médecine millénaire toujours officielle, Éric Marié
Une histoire du grand véhicule, Alexis Lavis
Le Sūtra du Lotus est traduite en chinois, Jean-Noël Robert
Le paradis, c’est les autres, entretien avec Matthieu Ricard
La méditation, pourquoi ça marche ?, Marc Olano
La méditation, un art… très occidental, Fabrice Midal
Aux sources du tantrisme bouddhique, Stéphane Arguillère
1959 : le bouddhisme tibétain entre en exil, Raphaël Liogier
Chine, un peuple religieux, un État athée ?, Vincent Goossaert
Le chamane mondialisé, Roberte Hamayon
Qu’est-ce que le chamanisme ?, Charles Stépanoff
Quand les chamanes officiaient à la cour des khans mongols, Marie-Dominique Even
Le shintō, une religion première au 21e siècle, François Macé
Inari, divinité syncrétique, Laurent Testot
La métaphysique des mangas, Fabien Trécourt
Art martiaux : sport des sages ?, Michel Brousse

Bibliographie

Glossaire

 

Épilogue pour Cataclysmes

Inédit en français, cet épilogue pour Cataclysms a été rédigé à la fin de l’été 2019. Il clôture la traduction en anglais, menée par Katherine Throssel et publiée en novembre 2020 chez The University of Chicago Press…

Nous voici arrivés à la dernière scène du film. En deux ans, l’avion s’est rapproché du crash. L’alarme assourdit la carlingue. On ne compte désormais plus les ouvrages qui compilent de manière transdisciplinaire les alertes scientifiques et nous démontrent, avec débauche d’arguments tous plus réalistes les uns que les autres, que l’humanité est en bonne voie de se suicider (1).

Singe a inventé le mythe du suicide de Lemming en 1958, pour les besoins d’un film documentaire produit par Disney : un bête rongeur, qui quand il se sentait en surnombre, se serait rué en masse vers la mer pour un suicide collectif. Pour réussir à en tourner des images, flots de gros rats se jetant des falaises, l’équipe construisit une plate-forme gyroscopique afin d’éjecter dans le vide quelques milliers de lemmings captifs.

Contrairement à Singe, Lemming n’est pas suicidaire. Quand sa population explose suite à un printemps plus fertile que d’ordinaire, elle attire des prédateurs, renards et chouettes harfangs. Une fois le nombre de lemmings réduit, les prédateurs partent sous d’autres cieux chercher pitance. Le cliquet malthusien, et non le suicide collectif, est le moyen le plus efficace que Dame Nature a trouvé pour réguler les populations.

Jusqu’à ce que Singe s’en mêle, et outrepasse par sa culture les lois de l’évolution, au point de vouloir aujourd’hui les réécrire de fond en comble. Mais si Singe s’est cru malin, il s’est lui-même aveuglé. Aujourd’hui, il prend le chemin de Lemming. Nul besoin d’être prophète, il suffit de parcourir la littérature scientifique pour savoir que plusieurs seuils critiques seront franchis au cours du siècle à venir. En fait, certains le sont déjà. Plus aucun climatologue ne croit sérieusement que le réchauffement planétaire sera contenu dans la limite des 1,5°C (de plus que les températures de référence estimées à la fin du XIXe siècle). Les gaz à effet de serre (GES) que nous avons déjà envoyés dans l’atmosphère nous emmènent sur une trajectoire qui nous verra franchir le seuil des 1,5°C dans la décennie 2030. Et si, d’ici à 2030, nous ne réduisons pas au moins de moitié, sinon des trois quarts, ces émissions de GES qui pour l’instant ne cessent de croître, alors nous passerons le cap des 2°C dans les décennies 2050-2060. Les modèles climatiques concordent tous là-dessus.

Ensuite ? Ensuite c’est le chaos. Les mêmes modèles ne peuvent pas simuler ce qui arrive passé 2 °C, car plusieurs effets de seuils sont susceptibles d’être franchis, telle la fonte du permafrost, ce sol gelé susceptible de libérer alors d’énormes quantités de méthane, un GES extrêmement puissant. Rien ne sert de cogiter sur de tels scénarios, ce serait mettre l’humanité en soins palliatifs par anticipation. Car il nous reste encore un espace, un souffle pour la lutte. Dix ou douze ans (2) pour sauver la Terre, non du désastre, il a déjà eu lieu, mais pour prouver qu’être humain, c’est rester digne et préserver ce qui peut encore l’être.

À la publication de Cataclysmes, en avril 2017, le public, quand il m’arrivait de présenter cet ouvrage en conférence, s’étonnait d’un titre si « pessimiste ». À partir de septembre 2017, la question a cessé d’être posée. Elle a fait place à d’autres mots, révélant de sourdes inquiétudes. On a entendu parler d’effondrement de la biodiversité, on a réalisé que l’on ne voyait plus d’insectes s’écraser sur les pare-brise des voitures. Pour cause. Une étude allemande a déterminé qu’en vingt-sept ans, plus de 75 % des insectes avaient disparu d’Europe. Et encore, ces mesures ont été prises dans des espaces naturels protégés. Ce chiffre se situe en dessous de la vérité. Or la biodiversité est ce qui nous fait vivre ! Sans les milieux humides, les grands arbres des forêts tropicales et le plancton, la Terre sera incapable d’atténuer les événements climatiques extrêmes qui vont prochainement la ravager. Et d’ici la fin du siècle, c’est l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons et les végétaux que nous mangeons qui ne seront plus disponibles, faute d’écosystèmes performants en état de produire et purifier. Lorsque Philip K. Dick écrivait Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, un tel scénario ne s’envisageait que dans la science-fiction. Il ressort désormais de la science tout court.

Les scientifiques nous avertissent que la Terre se transforme en monde de la Mort.

Autrefois, les dégradations environnementales étaient généralement trop lentes pour que la masse des humains en prenne conscience. On appelle cela l’amnésie écologique. Personne ne peut se remémorer à quoi ressemblaient les océans au 17e siècle, quand ils abritaient cinquante fois plus de baleines qu’au 21e. C’est aujourd’hui une nostalgie, qui devient palpable quand grand-papa soupire, yeux embués. Pour un bref instant, il s’est souvenu des millions de hannetons qui volaient à l’automne quand il était jeune ; ses petits-enfants le regardent les yeux ronds, en se demandant quelle marque de drones il vient d’évoquer. Dorénavant, le moindre amateur de passereaux sait qu’en vingt ans, il a vu s’escamoter pinsons et chardonnerets. J’ai vu, de mes yeux vu, jusqu’au souvenir de la présence des crapauds et des couleuvres et des hirondelles et des grillons s’évaporer de mon terrain. Substance mort. Ma maison, mon jardin jouxtent des champs traités, dont les haies ont été arrachées, les talus arasés pour laisser passer des tracteurs de plus en plus élevés, pour projeter toujours plus de pesticides. Relire Rachel Carson, et pleurer.

Qu’importe. Pour clore le blockbuster que vous venez de visionner, je vais convoquer une dernière fois, en un générique d’exception, les acteurs qui ont partagé cette histoire avec Singe.

Avec, par ordre d’apparition à l’écran :

San, le peuple des toujours plus exclus. Certains obstinés aimeraient retourner au désert à l’écart duquel les autorités souhaitent les maintenir. Mais il leur est interdit de creuser des puits là où leurs ancêtres, déjà chassés des meilleures terres, erraient autrefois librement. Les derniers chasseurs-cueilleurs s’évaporent, et avec eux c’est jusqu’au souvenir de notre passé, de ces trois millions d’années lors desquelles les humains ont vécu en état d’errance dans la nature, qui s’efface.

Éléphant, qui autrefois dominait le monde, sans lequel nous ne serions pas humain, puisque l’on sait maintenant qu’il nous a ouvert la voie, en sortant d’Afrique voici six millions d’années, en défrichant les milieux que nous allions conquérir. Il en restait 20 millions en Afrique voici deux siècles, avant la colonisation. En 1979, quand l’ensemble du continent avait accédé à l’indépendance, 1,3 million. Ils sont moins de 400 000 aujourd’hui, et leur population recule de 8 % par an. En cause : le braconnage bien sûr, mais aussi l’essor économique de l’Afrique. L’extension des routes, de l’habitat et de l’agriculture étiole le territoire du sauvage, partout sur la planète.

Blé, lui, se porte bien. En acceptant la domestication, il a accompagné le prodigieux essor démographique de Singe. Mais en cet état, il est condamné à mort, et à brève échéance. Chut !, ne le lui répétez pas. Aujourd’hui, il prospère parce que des humains ont modifié son génome, et mettent dix calories d’hydrocarbure dans le sol (carburant des tracteurs, engrais et autres produits chimiques) pour en extraire une calorie de blé, qu’ils peuvent ingérer. Mais il est probable que le pétrole va manquer à terme, et que son usage va devoir être réglementé. Car le réchauffement planétaire, partiellement lié à leur production, va rendre les blés moins productifs, moins nourriciers et plus vulnérables aux sécheresses, qui vont aller en s’amplifiant. Demain, notre esclave Blé industriel mourra, et nos ventres crieront famine. À moins que nous réussissions, dans le petit laps de temps qui nous reste, une transition vers des formes d’agriculture résiliente, telle l’agroforesterie et la polyculture, en délaissant l’élevage concentrationnaire pour un retour à la pâture extensive.

Civilisation. Un acteur majeur de notre histoire, dont nous avons pu vérifier qu’il était mortel. La notion d’effondrement a opéré une entrée en force dans le tourbillon médiatique. Elle réactive de vieilles peurs. Probablement parce qu’elle nous apprend les bases de la vie. Nous nous sommes enfermés dans l’idée que nous pourrions durer toujours, nous avons escamoté la mort de nos consciences, caché le meurtre industrialisé de Vache dans les abattoirs et l’agonie de nos vieux dans des mouroirs. L’effondrement des civilisations, c’est l’impensé qui resurgit et nous rappelle que l’entropie toujours gagne.

Monnaie. Désormais maîtresse absolue du monde. Que de chemin accompli depuis son apparition il y a deux millénaires et demi. Avec ses compères État et Idéologie, elle a mené la danse. Civilisation est en fait une combinatoire de ces 3M, marchands-militaires-missionnaires. La monnaie dope les échanges, et accélère la concentration de richesses.

Religion, ou plus largement Idéologie. Elle rend acceptable les inégalités que crée la monnaie, nous faisant communier dans l’idée que nous serions tous égaux devant Dieu, ou devant le Marché, ou devant l’État – l’invention de la nation, entre les 17e et 19e siècles, c’est la promesse de l’égalité de tous dans un monde qui devait être désormais dominé par l’État.

État. Il assure protection, prélèvements fiscaux et redistribution. L’Empire a cédé la place à l’État-nation, mais peut-être n’est-ce que provisoire ?, tant la vague mondiale de populisme exprime une nostalgie de la puissance qui pourrait réactualiser d’anciens modèles. Ce ne sera pas nouveau. Au fil de l’histoire, les 3M se sont déjà reconfigurés à de multiples reprises.

3M, marchand-militaire-missionnaire. Aujourd’hui coexistent sur la planète diverses combinaisons de ces idéaux-types, en trois schémas : en Occident, des sociétés dominées par l’économique, auquel le politique est subordonné, la nation étant sous tutelle du politique ; en Arabie saoudite, une société où l’idéologie communautaire qu’est l’islam wahhabite commande à l’État, qui lui-même commande à l’économique ; en Chine, un État autoritaire domine la communauté nationale et les entrepreneurs capitalistes. Trois modèles pour une seule hégémonie, car désormais le terrain de jeu est borné, nous avons atteint les limites de la planète.

Microbe. Vaincu. Mais obstiné. Microbe est la plus indestructible part du vivant, et la plus susceptible d’évolutions radicales. Il nous survivra. Car nous avons oublié ce qu’était un monde où une égratignure pouvait terrasser un roi, où la septicémie était omniprésente, au point qu’une mère voyait les deux tiers de ses enfants mourir avant leur cinquième anniversaire. Peste, variole ou grippe ne nous terrifient plus. Mais demain ? Si les résistances aux antibiotiques explosent (ce qui est de l’ordre du possible, notamment suite au surdosage de ces substances dans l’élevage industriel) ; sachant que 90 % des médicaments sont produits, pour des raisons économiques, en Inde et en Chine, au point que des États développés sont incapables d’assurer leur autonomie en médicaments de base ; alors Microbe pourrait faire un retour en force. Et le croquemitaine redeviendrait Apocalypse.

Ver de terre. Humble, indispensable à la fertilité des sols. Il suffit qu’une terre soit traitée en agriculture chimico-industrielle depuis deux ou trois décennies pour que les populations de lombrics tombent au dixième ou au vingtième de ce qu’elles étaient. C’est du moins ce qu’avancent les études scientifiques, et que confirme empiriquement ma bêche.

Mercure. Toujours là. De plus en plus finement, les études ont commencé à mesurer l’évolution de son taux de concentration dans les biotopes. Il a doublé au cours du 20e siècle. Il continue à augmenter. Source première : la combustion du charbon – croissance toujours, notamment en Chine. Mercure est un bio-accumulateur, plus vous trônez en haut de la chaîne alimentaire, plus vous en concentrez. Sashimi de thon, salivation ? C’est aussi un neurotoxique et un perturbateur endocrinien. Une lueur d’espoir ? Contrairement à d’autres polluants, Mercure disparaît assez vite quand on n’en émet plus. Reste juste à en émettre moins.

Forêt ? Tropicale + humide = recul planétaire. Rien de nouveau sous le Soleil. Le soja grignote les biotopes amazoniens, et les derniers orangs-outans errent au milieu des palmiers à huile.

Smog. Évolue, s’atténue, revient. Avait reculé d’Europe, avant que maître Diesel et d’autres le ressuscitent. A reculé en Chine, quand les autorités se sont décidées à protéger les grandes villes pour sauver le consensus social. Plane sur l’Inde et l’Afrique, toujours plus dense. La pollution de l’air entraîne des millions de morts chaque année, et un cortège de souffrances incommensurables. À combien estime-t-on, quand on calcule le PIB, le coût d’une agonie par asphyxie ?

Volcans. Toujours là. Leur temps n’a jamais été le nôtre. Nous les avons supplantés comme agents actifs de la géologie depuis quelque temps, mais ils savent que leur règne va bientôt revenir. Ce sont des dieux. Nous sommes transitoires. Ils attendent. Prions qu’ils n’éternuent pas, ils aggraveraient sérieusement nos problèmes.

Ordinateur. Devenu tout-puissant. En Chine, 400 millions d’yeux, des cerveaux électroniques qui reconnaissent tout le monde. En Suède, des gens qui s’injectent des puces sous la peau afin de contrôler leur environnement. Les cyborgs sont déjà là.

Avenir ? Juin 2017, peu après la parution de Cataclysmes, publication de deux études. La première, synthétisant les travaux des démographes de l’Onu, annonce qu’en 2100, il y aura 4,5 milliards d’habitants en Afrique (3). L’autre, d’une équipe internationale de climatologues, évoque l’Afrique de 2100, sur un scénario « Business as usual », +3,7°C de réchauffement par rapport aux températures de référence de la fin du 19e siècle. Données ? L’Afrique est une terre, elle concentre plus de chaleur que les océans ; elle est tropicale, elle accumule plus de chaleur que si elle était en zone tempérée. L’ordinateur mouline, et diagnostique : l’essentiel du continent sera inhabitable, chaleur humide impropre à la survie, les deux tiers de l’année. Est-il besoin d’être géopoliticien ou philosophe pour deviner ce qui arrive quand 4,5 milliards de personnes sont supposées vivre là où elles ne peuvent pas survivre ? Alors que l’analyse transdisciplinaire serait nécessaire pour anticiper le futur, l’humanité persiste à favoriser les savoirs atomisés. Climatologues, démographes, géopoliticiens et philosophes travaillent d’arrache-pied, chacun dans son coin. Sur les tablettes des décideurs, deux scénarios distincts. Choisissez celui qui vous arrange.

En ce début de 21e siècle, nous avons les moyens de savoir et peut-être, encore ?, d’agir. Mais nous restons là, mains sur les yeux, mains sur les oreilles, mains sur la bouche. Après Éléphant, Singe devra bientôt quitter la scène, sauf coup de théâtre.

La fin du film, je vous laisse le soin de l’écrire. Pour l’instant, le scénariste manque d’imagination. Oups, tombe l’écran noir. Et si, en un seul mouvement, le public se levait et agissait ?

 

(1) Pour la seule année 2019, en France, entre janvier et juin, ont été publiés sur la thématique de l’effondrement, liste non exhaustive classée par ordre alphabétique : AMICEL Gérard, Que reste-t-il de l’avenir ? Entre posthumanité et catastrophe, Rennes, Apogée, 2019 ; BARRAU Aurélien, Le Plus Grand Défi de l’histoire de l’humanité. Face à la catastrophe écologique et sociale, Neuilly-sur-Seine, Michel Lafon, 2019 ; BOHLER Sébastien, Le Bug humain. Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Paris, Robert Laffont, 2019 ; BIHOUIX Philippe, Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire, Paris, Le Seuil, 2019 ; GANCILLE Jean-Marc, Ne plus se mentir. Petit exercice de lucidité par temps d’effondrements écologique, Rue de l’échiquier, 2019 ; LATOUCHE Serge, JOUVENTIN Pierre, PAQUOT Thierry, Pour une écologie du vivant. Regards croisés sur l’effondrement en cours, Paris, Éditions Libre et Solidaire, 2019 ; SEMAL Luc, Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, Paris, Puf, 2019 ; VARGAS Fred, L’Humanité en péril. Virons de bord, toute !, Paris, Flammarion, 2019. NB : depuis mi-2019, cette bibliographie a explosé, je m’excuse pour tous ces livres qui n’y figurent pas ; pour une synthèse de cette bibliographie ayant obilisé 40 contributeurs, j’y rajoute AILLET Laurent et TESTOT Laurent (dir.), Collapsus. Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète, 2020.

(2) Giec, « Global Warming of 1.5°C », 8 octobre 2018, disponible sur https://report.ipcc.ch/sr15/pdf/sr15_spm_final.pdf ; traduction française accessible sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Rapport_spécial_du_GIEC_sur_les_conséquences_d%27un_réchauffement_planétaire_de_1,5_°C

(3) United Nations, « Key findings & advance tables », World Population Prospect: the 2017 Revision, 21 juin 2017, accessible sur https://population.un.org/wpp/Publications/Files/WPP2017_KeyFindings.pdf

(4) Résumé dans Camilo Mora et al., « Global risk of deadly heat », Nature Climate Change, 19 juin 2017, consultable sur https://www.nature.com/articles/nclimate3322.epdf ; consulter également, pour l’Afrique du Nord, J. Lelieved et al., « Strongly increasing heat extremes in the Middle East and North Africa (MENA) in the 21st century », Climatic Change, vol. 137, juillet 2016.

 

L’Antiquité en héritage

Voici le texte introductif du hors-série Sciences Humaines Histoire n° 9, « Rome Athènes : que nous ont-elles transmis ? » – en kiosques pour décembre 2020 et janvier 2021.

On raconte qu’au commencement, il y eut les ténèbres, la barbarie. Les historiens d’antan voyaient en cette ère les âges obscurs de la Grèce. Du 12e au 8e siècle avant notre ère, ce moment précédait l’époque classique, celle d’une gloire dont nous aimons nous penser les héritiers. Le Soleil de la civilisation, dit-on, se leva alors avec Homère. Un poète à l’existence moins que certaine, une œuvre réelle qui transforme en épopées le sac de la ville de Troie et l’errance misérable d’un migrant nommé Ulysse. Le ton était donné, on reconnaît l’écho des mythes d’origine.

Nous sommes partis en quête de ces sources, de cette Antiquité grandiose qui fut celle des cités-États telle Athènes, avant d’être celle de Rome, République puis Empire. Nous avons questionné les récits fondateurs. Que devons-nous vraiment à ces civilisations? Ont-elles été si exceptionnelles que des siècles après leur disparition, nous désirions penser qu’elles demeurent en nous, dans nos façons de philosopher, de parler en public, de négocier le politique, de faire la guerre, de soigner nos corps, de gérer nos ressources, de dire le droit, voire d’imaginer notre fin ?

Annie Collognat, professeure de lettres classiques, ouvre le bal avec un personnage aussi énigmatique qu’Homère : Pythagore, un touche-à-tout végétarien connaissant les secrets de l’univers. De ses enseignements, et des réflexions des innombrables penseurs qui lui succédèrent, nous pouvons évidemment retenir tout un spectre de maximes pour bien vivre, prêt à l’emploi. Compilé dans un rayon « sagesses antiques », il prend trop souvent la poussière dans nos bibliothèques, juste à côté du foisonnant rayon « développement personnel », qui pourtant n’en est trop souvent que la pâle continuation.

Toutes ces préoccupations pour une vie bonne, visant à bien se connaître pour ne jamais outrepasser ses limites, pour trouver un « juste milieu », portent en elles un idéal, un humanisme fondamental qu’il importe de redécouvrir. Car tout se passe comme si nous nous soucions comme d’une guigne des recommandations prodiguées par ces Anciens. Nous consumons notre existence dans un tourbillon d’activités, nous oublions de réfléchir, nous nous trouvons démunis face à la mort faute d’y avoir pensé… Oui, décidément, la redécouverte de la sagesse antique est plus que jamais une nécessité.

Marcel Detienne (1935-2019), helléniste et anthropologue, s’attache à comprendre si les Grecs croyaient, ou non, en leurs mythes. Il rappelle qu’en Grèce, il y eut un avant et un après Platon. Le philosophe athénien met au centre une conception de la vérité rationnelle, absolue, qui n’admet pas la contradiction – une chose est vraie ou non – et qui s’oppose ainsi à la vérité rituelle du mythe. Nous percevons aujourd’hui le mythe comme une vérité, immuable. Pour les Grecs de l’Antiquité, le mythe donnait forme aux connaissances partagées et évoluait avec la société. Mythe et vérité sont deux formes de pensée qui coexistent, chez les Grecs comme chez nous. On peut croire au Minotaure ou aux extraterrestres, tout en sachant que la Crète est à une semaine de navigation et que des hommes ont marché sur la Lune. Le mythe n’est ni faux ni vrai, et Platon en était conscient, lui qui soulignait que « le mythe ne doit pas être cru, mais utilisé politiquement ». Une sentence plus que jamais d’utilité, en ces temps de fake news ?

Nous avons demandé à l’historienne Sarah Rey de se mesurer à une idée commune : le paganisme aurait-il été plus tolérant que le monothéisme, qui sous sa forme chrétienne l’a supplanté en Occident à partir du 4e siècle ? En un sens, oui, puisque le polythéisme impliquait la cohabitation des dieux, qu’il ne défendait pas de vérité absolue et se souciait peu du blasphème. Seul comptait le rite, qu’il fût bien accompli, et à Rome que les citoyens rendent un culte à l’État. Professeur honoraire au Collège de France, John Scheid illustre ce cas de figure avec un dieu inattendu, Jules César, divinisé quelques semaines avant sa mort.

Pierre Judet de la Combe, directeur de recherches à l’Ehess, nous offre un plaidoyer passionné pour l’apprentissage de langues que d’aucuns disent « mortes ». Le latin et le grec ont en commun d’aider la pensée à sortir des rails de l’efficience du langage. Ils offrent un antidote précieux à cette idée qui fait de la langue un outil ne servant qu’à communiquer (pour vendre des lessives, des smartphones ou des candidats à des élections). Et si l’on prolonge la démarche, une fois happé par le jeu de la version, captivé par ces réflexions du passé, on rentre dans une nouvelle dimension : celle de l’épaisseur historique des langues. Comprendre comment ont évolué les racines, pourquoi les mots ont changé de sens avec les époques, c’est se libérer de l’impression que le monde est en l’état où il ne pourrait qu’être. Une langue de plus dans la tête, c’est un outil d’émancipation de plus pour l’esprit.

Cyril Delhay, professeur d’art oratoire, nous livre dans un abécédaire les figures clés des techniques de rhétorique, recueil précédé d’un plaidoyer pour réveiller les mânes des anciens orateurs, apprendre à vivre un discours, à l’incarner quand on le déclame. On se prend à rêver. De Périclès à Cicéron, combien de mots changèrent les destins des peuples ? Aujourd’hui, alors que le besoin de changer le monde démange nombre d’entre nous, la rhétorique mérite définitivement que l’on s’intéresse à elle.

C’est en Grèce qu’est née l’alchimie liant la démocratie et la politique. Ces deux pratiques, même si elles sont désignées par des mots grecs renvoyant respectivement au pouvoir du peuple et à l’organisation de la cité, n’ont évidemment pas été inventées dans la Grèce d’il y a vingt-cinq siècles. Mais elles y ont fusionné au point de produire des régimes particulièrement performants dans leur capacité à faire adhérer des populations à un projet. À travers l’histoire d’Athènes, le journaliste Jean-Marie Pottier nous conte cette genèse. On verra vivre cette cité-État dans ses paradoxes, son modèle reposant sur l’appropriation du travail d’une foule d’esclaves et l’exclusion des femmes. Athènes fut tellement puissante qu’elle constitua un véritable empire maritime avant d’être défaite par sa rivale Sparte.

Si cette expérience démocratique dura moins de deux siècles, elle n’en imprégna pas moins durablement les esprits. Certains de ses ingrédients sont néanmoins tombés dans l’oubli : ainsi du tirage au sort, permettant de s’assurer que les mêmes personnes ne s’accaparent toujours la « chose publique »… Un processus récemment remis au goût du jour en France, lorsqu’il s’est agi de désigner les 150 participants à la Convention citoyenne pour le climat.

Res publica, ou la chose publique en latin. Voici le tour de Rome d’entrer en scène. Royauté à l’origine, devenue Répu- blique pour les cinq siècles qui précèdent notre ère. Une République longtemps insubmersible, fondée sur une expérience originale de checks and balances, poids et contrepoids permettant aux plus riches et aux héritiers aristocratiques d’influer sur le système, tout en garantissant aux moins biens dotés l’exercice d’une part du pouvoir politique. Le cocktail évolua en fonction des coteries et des nécessités, mais il fit de Rome une communauté soudée à même de s’imposer à l’Italie, puis à la Méditerranée entière. La République précéda l’Empire, elle le construisit même, au moins du point de vue de l’hégémonie territoriale. L’analogie avec les États-Unis, pays qui a pris Rome comme modèle lorsqu’il construisit ses intitutions il y a plus de trois siècles, avant d’exercer un quasi-monopole de l’hyperpuissance à la fin du 20e siècle, est tentante. Au point que nombreux sont les essayistes d’outre-Atlantique à poser la question : « Sommes-nous Rome ? » Mais de quelle Rome s’agit-il ? Toutes pourraient être pertinentes : une République qui voit se délabrer la part démocratique des institutions ? Un empire sur le point d’être défié par une puissance émergente (la Perse au 3e siècle, la Chine aujourd’hui) ? Ou un monde bousculé, où de nouvelles idéologies reconfigurent les fondements des sociétés (le christianisme au 4e siècle, le capitalisme dérégulé aujourd’hui) ?

Dans une interview menée par notre collaborateur Régis Meyran, l’historien François Hartog revient sur le passage du mythe à l’histoire comme discipline scientifique, cette transition entre les épopées d’Homère et les Enquêtes, Historia, d’Hérodote, au 5e siècle avant notre ère. C’est déjà une histoire « à parts égales », puisqu’Hérodote s’intéresse autant au point de vue des non-Grecs, les Barbares, qu’à celui des Grecs. Bientôt Thucydide, en théoricien d’une histoire du présent, narrera l’affrontement entre Sparte et Athènes, dont il a été le témoin direct. Suivront Polybe, qui s’efforcera de comprendre pourquoi les Romains ont vaincu les Grecs, et Denys d’Halicarnasse, qui voudra convaincre les Romains de ce que les Grecs les ont conquis par leur culture. Surgira une histoire « universelle » centrée sur Rome, celle de Tite-Live. Histoire nationale, connectée, globale, subalterne… Dans les débats entre tenants de diverses formes historiographiques aujourd’hui, chacun y retrouvera un saint patron, qui l’aura symboliquement précédé dans sa démarche.

Pour Jean-Vincent Holeindre, professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas, ce sont la force et la ruse, incarnées par les figures mythiques du guerrier Achille et du stratège Ulysse, qui se combinent pour mener à la victoire. Si l’histoire ne se répète pas, les réflexions guerrières de l’Antiquité ont toujours une charge instructive.

Yann Le Bohec, à travers l’histoire du millénaire que dura la puissance militaire de Rome, nous expose les deux faces du succès romain. Côté armées, Rome a élaboré par étapes un dispositif de combat extrêmement efficient et adaptable, l’infanterie lourde des légionnaires. Sur le versant politique, elle avait devancé le diagnostic du stratège prussien Carl Von Clausewitz : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. » Les Romains surent stabiliser leur conquête de l’Italie en accordant, fait sans précédent dans l’histoire, la nationalité romaine aux peuples vaincus au lieu de les réduire en esclavage. Ils firent ensuite de cette citoyenneté, et de la prospérité qu’apportait la paix, un puissant ciment social, à la source de la formidable résilience de leurs institutions.

Au 19e siècle fut inventée l’expression de « miracle grec », sous la plume d’Ernest Renan, ébloui par le faste que laissait deviner le spectacle des ruines de l’Athènes antique. Cet itinéraire, que trace Jean-François Dortier à travers les lieux de savoir de la Grèce antique, est buissonnant. Il y eut quatre pôles majeurs du savoir grec, autant de manières d’étudier le monde: l’école de Milet (Asie centrale, côte de l’actuelle Turquie), où au 6e siècle avant notre ère apparurent philosophie, alphabet et monnaie, école symbolisée par la figure du savant polymathe Thalès ; le Sud de l’Italie (dit la Grande Grèce car ses côtes étaient parsemées de cités hellènes), où enseignaient alors Pythagore à Crotone, puis Parménide à Élée, initiateur de la métaphysique ; l’Athènes du 4e siècle avant notre ère, avec Platon et Aristote ; enfin Alexandrie d’Égypte et sa bibliothèque, phare de la science antique sous la dynastie des Ptolémée – en ce dernier lieu officièrent Ératosthène et Claude Ptolémée, pères de la géographie… Il est instructif de noter que trois des quatre lieux du savoir grec furent, in fine, hors de la Grèce que nous connaissons aujourd’hui.

« Être utile ou du moins ne pas nuire. » On a retenu d’Hippocrate et de Galien, les deux géants de la médecine antique, des maximes, un vocabulaire, mais aussi une tradition morale et les bases d’une démarche scientifique : « À une époque où la religion et la magie tenaient encore tant de place et où la maladie, vécue comme une souillure, était souvent considérée comme un châtiment envoyé par les dieux, Hippocrate a imposé la vision d’une médecine résolument rationnelle dont les savoirs doivent être basés sur une méthode », nous apprend Véronique Boudon-Millot, directrice de recherche au CNRS. Elle complète : « C’est en effet parce qu’il a confiance en son médecin que le malade pourra à la fois accepter des traitements difficiles sans désobéir et surtout tout lui dire sans rien cacher. » Quant à l’idée de ne pas nuire, elle est extraite d’un ouvrage d’Hippocrate titré… Épidémies.

En historien, Christian-Georges Schwentzel s’attaque au genre de l’art. Il souligne à quel point les canons de la statuaire gréco-romaine imprègnent encore nos représentations en matière d’érotisme, de rapports entre les sexes : dans l’art antique, le corps de l’homme est mis en scène nu, sans apprêts, car la virilité est supposée se suffire à elle-même. Alors que le corps de la femme est soit voilé sans pourtant dissimuler, soit saisi en plein déshabillage. Ces représentations ont « pour vocation de satisfaire des désirs de domination masculine » ; elles se prolongent jusqu’à nos jours, par exemple dans certains clichés des publicités contemporaines.

Véronique Chankowski, professeure d’histoire et d’économie antiques, met en scène un débat. Il oppose les tenants d’une économie libérale, qui revendiquent les marchands de l’Antiquité comme précurseurs, aux militants de l’économie dirigée, qui insistent sur les contrôles exercés sur les échanges par les institutions antiques. La controverse a évolué, épousant les évolutions économiques du 20e siècle. Les parallèles sont facilités en ce qu’on trouve dans l’Antiquité, pour la première fois, les éléments de base des économies modernes : monnaie, investissements publics, philanthropie, mise en place d’échanges inégaux, prolétarisation, monopoles, contrôle du change, développement urbain, banques privées, prêt à intérêt et hypothèques, le tout chapeauté par des instances démocratiques…

L’historien et juriste Aldo Schiavone nous embarque au fil de l’histoire étonnante de notre droit moderne, issu en droite ligne d’une codification tardive du droit romain. Un colossal malentendu fit accroire que ce droit recelait des principes entrés dans nos imaginaires, qui ont façonné notre société depuis la Renaissance. Nous aurions inventé par accident un ordre normatif supposément universel, suite à un usage orienté des efforts de mise en ordre du droit entrepris par l’empereur byzantin Justinien au 6e siècle de notre ère. Cet héritage a bouleversé le monde, en créant un nouvel imaginaire du droit, celui des personnes physiques ou morales.

À la fin de cette histoire, nous reviendrons sur un autre imaginaire, celui de la chute. L’effondrement de l’Empire romain d’Occident est la matrice de toutes les peurs de fin des civilisations. Il n’y manque rien de ce qui fait le sel d’un péplum hollywoodien ou des journaux du JT : hordes de barbares incendiant les villes, flots de réfugiés apeurés, économie qui s’écroule, un changement climatique pour faire bonne mesure. Mais avant de se plonger dans ce décor de fin du monde reconstitué au prisme de nos angoisses, il faut prendre le temps de savourer l’apparition d’un monde nouveau au fil de ce hors-série. Car la chute, si chute il y eut, fut précédée d’un millénaire hors du commun, qui nous a forgés tels que nous sommes.

 

Introduction to Cataclysms

2020, 11/11 – Publication announcement: Cataclysms. An environnemental History of Humanity, Katherine Throssel translated, University of Chicago University Press. Introduction following… Editor’s page with table of contents here https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/C/bo38182653.html

The desire to write this book first began to take shape as I was sitting on the edge of a hot volcanic pool near Yamanouchi, a village deep in the Japanese Alps.

At first sight the place seems idyllic – if you overlook its theme-park-like name, Jigokudani, or Hell Valley. Perhaps you already know of this park and the Japanese snow monkeys who live here, now immortalized in numerous documentaries and photographs. The pool is where the monkeys bathe. Once, bathing might have been a perfectly spontaneous event for them, but these simian ablutions have become a boon for tourism. So now the snow monkeys are gently encouraged to take a dip.

I arrive early in the afternoon. Some young monkeys are playing. They dive into the water, swimming and squabbling. The biggest one delights in dunking the smaller ones under the watchful but sporadic eye of a few adults, until the game goes too far, and an older female intervenes with a growl and a smack. It could almost be a human kindergarten. The monkeys hold the visitors’ gaze, their eyes heavy with all the emotions we normally think of as reserved for our own kind.

Tourist photos of this place are ubiquitous but misleading. They are generally taken in winter, in the snow, with the monkeys huddled together in the hot water while a tempest rages. They hint at a place lost in time, inaccessible, in the depths of a lost valley. It seems so “natural.”

In reality, the snow falls on concrete. The pool was artificially built in an easy-to-access location – easy, that is, if the gaijin (foreigner) has mastered the subtle dance of Japanese driving. It is only a ten-minute walk from the car park up to the house of the park’s guards, where a small fee will grant you entry to the gorge that leads to the pool.

Two hundred monkeys live here. A peaceful tribe. The afternoon stretches out, marked only by the cavorting of the young ones. At the end of the day, it becomes clear why they stay by the pool. Two employees appear, carrying a large crate of apples. The macaques converge on them, organizing themselves in concentric circles. A few punches are thrown. A large male moves forward, insistent, toward the humans.

He will be the first to be fed, but not without also being served a reminder that he is inferior to his feeders. The two employees reinforce the group hierarchy and impose themselves as superior, while also ensuring that no one is forgotten. They throw the apples violently, like baseballs, smashing them on the rocks and on the concrete. The monkeys run in all directions. Some jump into the water. The dominants gobble down the fruit while the subordinates fight for the scraps.

The sun is setting. The monkeys are also going, climbing up the cliffs. This is nature Japanese-style. There is no overt trace of human intervention, yet it is totally artificial, anthropized, shaped entirely by human hands. It is a striking analogy for our planet today.

 

The saga of Monkey

This book is like a film. It relates how humans have progressively transformed the planet, creating peaceful places and urban hells. It also recounts how nature, distorted, has retaliated: in return for the metamorphoses it has been subjected to, it has reshaped humans’ bodies and minds.

It is blockbuster material. The narrative covers three million years, conservatively speaking. Of course, given just a few hundred pages, we will be staging key scenes and focusing on pivotal stories. And we have cast some actors to bring this planetary drama to life.

The main character is Monkey, because, of all the animals, he is the closest to us. We are, after all, “naked apes” (1). The figure of Monkey provides a condensed vision of humanity as a whole. He is also a major mythological character in both China and India, two of the historically most important cultures on the planet.

In China, Monkey, known as Sun Wukong, is the protagonist in Journey to the West (2), a picaresque sixteenth-century novel that is more popular in China than its Western equivalents – Pantagruel, Gargantua, Gulliver’s Travels – are in Europe. Journey to the West has two parts. The first puts Monkey center stage. He is a peasant among supernatural beings, destined to embody the underdog, a rube who must live in the shadows, a stable boy to the gods. But Monkey has a cunning mind. He tricks his way into learning sorcery and steals a magic sword from the Dragon King. Something like a Star Wars light saber, this twenty-foot-long iron bar can be shrunk to the size of an embroidery needle. He breaks into the Heavenly Peach Garden, whose peaches bestow everlasting life, and eats them all. Furious that the secret of immortality has been lost, the gods send their most powerful armies to punish the thief. But to no avail. Monkey cannot be captured; the heavenly peaches have given him astronomical power and he gives a good beating to any immortal who comes near.

Only the intervention of Buddha puts an end to Monkey’s antics. As punishment for his wanton ways, Buddha orders him to as the bodyguard for a young monk who is traveling into the west (to India) to revive the sacred word of Buddhism at its source. Overcome with remorse, Monkey accepts. This pilgrimage constitutes the second part of the book, which is just as rich in social satire and fantastical battles as the first. At the service of pious humanity, Monkey and his companions strike down all the chimerical forces that nature throws in their path.

In India, Monkey takes the form of Hanuman, King of the Monkeys; he has enormous strength, can lift mountains, and leap as far as Sri Lanka in a single bound. In the epic poem Ramayana, Hanuman helps the god Rama rescue his wife Sita, who has been abducted by the demon Ravana. This monkey-god is extremely popular because he symbolizes the wisdom of the people, defends peasants, and incarnates the generosity of those who have nothing other than their word. The monkey weeps not for himself, but for others, holds an old Indian proverb.

These two Monkey figures provide a perfect metaphor for humankind – who is, as we will see, a hyper-predator who has become the unlawful king of the Earth. Yet we also owe our special status to our acute sense of empathy that enhances cooperation between humans. Monkey is an animal whose vitality has been boosted by culture. It is through collaboration that humanity can move mountains, alter the vegetation of continents, and fly through the skies from London to Japan.

Moreover, using Monkey as a metaphor for humanity helps us remember a fundamental premise: humans are animals. We are animals who consider ourselves exceptional, and yet today we struggle to define just what sets us apart. We have culture. But other animals demonstrate culture. Tools? Cognition? We are not alone in these either. Humanity is above all characterized by the scale on which these qualities have been applied; no other species can alter nature to the same extent.

Our story will therefore be that of Monkey, a concentrated essence of humankind. We must keep in mind that Monkey is always a trickster – like Loki, the mischievous Scandinavian god of fire, or Prometheus, the polytechnic Titan who gave humans fire and tricked the gods out of the tastiest morsels of sacrificial meat. In punishment for these crimes, Zeus chained Prometheus to a mountain top, where every day a giant eagle would devour his liver and every night his liver would grow back again.

Prometheus is often held up as a tutelary deity personifying our technical age, marked by the industrial revolution of fire. He is the reflection of a humanity that must pay for the liberation of the terrestrial forces of coal and oil in suffering which sometimes gnaws at its organs, like some endocrine-disrupting eagle.

Monkey’s saga is made up of seven Revolutions (detailed below), each of which is the object of one of our chapters. These seven Revolutions are capitalized because they are major evolutionary processes (3), predated by long periods of adaptation. The succession of these Revolutions has progressively become faster and faster, as the cumulative effects of human culture have made themselves felt. It took five to seven million years to amass the effects of the Physiological Revolution that transformed a frugivorous, quadrupedal primate into an omnivorous, bipedal, tool-using human. Hundreds of thousands of years then paved the way for the Cognitive Revolution, while tens of thousands of years (and a global heatwave) provided the prerequisites for the Agricultural Revolution. The Moral Revolution began over a few thousand years, and the Energy Revolution emerged in a few hundred. The Digital Revolution that followed took only a few decades. The next, the Evolutive Revolution will take only a few years. In fact, it is already here.

Monkey has initiated an extraordinary acceleration of time itself.

The scene is set: the whole planet and its different environments. Monkey, the lead actor, has signed on without hesitation. The screenwriter is yours truly, professional journalist, lecturer and teacher in world history, submerged in this discipline for more than a decade. But there can be no film without a script. How can we trace the history of the world over three million years? We need a method – global history – and a field – world environmental history.

 

Toward a global history

Global history can be defined as a method that allows us to explore the field of world history, all the different pasts of humanity, from its tentative beginnings in Africa three million years ago to the globalization we see today (4). It is the living tool that allows us to produce this world history, and it is brought to life by four strands of DNA: 1) global history is trans-disciplinary; it brings together other disciplines in equal measure, including economics, demographics, archeology, geography, anthropology, philosophy, social sciences, and evolutionary biology; 2) It analyzes the past over the long term; 3) It encompasses a broad space; 4) It plays out on different levels, both temporal and spatial. It produces a narrative that opens the door wide to humanity’s varied pasts, emphasizing a biographical anecdote, for example, before looking at its global implications. Could the lost harvest of a peasant in 1307 be attributed to a global cold snap? And what might that cold period tell us about global warming today?

I have written an in-depth review of the Anglophone studies in world history, published as a book, combining different historiographic approaches, and this increased my awareness of the importance of the natural environment in human history (5). If Monkey is an actor in his own story, the environment is its stage and determines its possibilities.

 

Toward an environmental narrative

Environmental history was officially born in the United States in the 1970s, although it is possible to trace its origins much further back, first to Montesquieu and then to Aristotle and his Chinese contemporaries. American authors also emphasize the fundamental role of Anglophone pioneers, such as George Perkins Marsh. In Man and Nature (1864), this linguist documented the impact of human action on the lands of the ancient Mediterranean civilizations and deduced that deforestation was the systematic prelude to desertification. By way of conclusion, he called (even then) for the restoration of ecosystems, forests, soils, and rivers. And he prayed for the advent of a humanity that would collaborate with nature rather than destroy it. In 1915, the geographer Ellsworth Huntington diagnosed the aridification of Asia in Civilization and Climate; he also noted that, in the past, variations in climate have led to the destruction of civilizations.

In the period after the Second World War, the geographer William M. Thomas edited the book Man’s Role in Changing the Face of the Earth (1956), which documents the extent of the environmental change produced by humans from prehistory to today. A little later on, Roderick F. Nash set about demonstrating the social evolution of the perception of nature in America, in his book Wilderness and the American Mind (1967). In the same year, the geographer Clarence J. Glacken published his landmark work Traces on the Rhodian Shore, a monumental history of human attitudes toward nature in the West, from antiquity to the eighteenth century. Environmental history was officially baptized in 1972 by the historian Alfred W. Crosby Jr, with his book The Columbian Exchange (see Chapter 9). By a happy coincidence, the same year saw Nash establish the first chair of environmental history at the University of California, Santa Barbara. The benefit of continuing in this intellectual direction was confirmed in 1976 by the historian William H. McNeill with Plagues and Peoples, a masterful analysis of microbes as a driving force in history (see Chapter 8).

Since then, publications in this area have abounded. In addition to work in North America, certain European historians, especially British, sometimes Swiss, German, Dutch, Italian, and more recently French (6), are also involved in this movement. South Africa, India, and Australia have also established solid traditions in this field, but the environmental histories of China, Japan, Russia, or the Islamic world still remain largely the domain of American historians.

Schematically speaking, environmental history can take three main forms: one that aims to bring nature into history, to historicize it; one that studies the impact of humankind on the environment, which is particularly in demand today as societies fight environmental damage; and, finally, one that looks at the impact of the environment on humanity – for example, in terms of health or the trajectories of societies. The discipline is by nature eclectic. It incorporates social sciences and geography, as well as physical and biological sciences. But it sometimes struggles to reconcile these different forms and is often accused of overreaching. This book, for example, will look at wars, religions, political ideologies, and economics because these products of human societies are not only subjects for the social sciences, they are also ways of interacting with our surroundings. Religions and political ideologies dictate the ways in which we engage with the environment, the economy exploits natural resources, and war leaves biotopes battered and scarred.

 

A film on human-nature relations

Clearly, a book like this cannot exhaustively cover the three-million-year history of the whole world. Choices had to be made. Certain scenes illustrate global processes. Chapter 12, for example, will focus on forests in the modern era; at other points in the book they will be mentioned only in passing, even though their evolution has always been crucial for humanity. Elephants will often be in the spotlight, while salmon will not – yet both of these animals have things to teach us about humans’ relationships with nature. Africa will be mentioned only rarely, because the environmental historiography provides us with few sources on it. China, India, and Europe, the decisive spaces of global history as it is written today, provide our regular backdrops.

Before we go any further, let us state the obvious. Like any animal, a human organism has three obsessions. Number one, finding food, to ensure short-term survival. Number two, sleeping, to ensure medium-term survival. Number three, reproduction, to ensure long-term survival.

I am going to spoil the suspense right away and reveal the thesis that underpins this book. As with all animals, evolution pushes us to have as many descendants as possible, regardless of their quality of life. We live in societies of incomparable wealth and comfort, yet we are not programmed to make rational choices in terms of food, nor to force ourselves to exercise. If we were, obesity would run less rampant. Nature, seen through the magnifying glass of evolutionism, is laughing at us individuals. All that matters to it is the perpetuation of the species, its expansion. Individuals matter for their multiplication, not for their qualities. In view of obsession number three, human history reads like Monkey’s success story, with the expansion of the population to a genuinely incredible scale. But what if the trickster has tricked us? What if we have signed a pact with the devil? Will there not be a price to pay at the end of the story?

Monkey has achieved an unprecedented feat – we have transformed our surroundings in a way that was previously unimaginable. But although we can radically alter our environment, we can never be free of its influence. Like Prometheus, we have usurped the power of the gods, in the form of energy, only to discover that it is destroying us from the inside. Monkey has overcome epidemics; we now live longer and better lives. But we pay for it in cancers, diabetes, and heart disease, much of which is caused by the invisible modifications we have inflicted on the environment.

All books must be selective, and I do not think that there is a right way to explore history, particularly when working on very large temporal, disciplinary, and spatial scales. Much as there is no neutral journalism, there is no historian presenting “real history.” All history is written out of the subjective experience of its author. I have therefore tried to avoid the pitfalls of “tunnel history,” denounced by the geographer James M. Blaut, in which we use the present to explain why – in light of the past – we could not possibly be elsewhere than where we are. If history were that deterministic, mathematicians would have long since had the absolute monopoly on the production of historical knowledge. History is malleable. At any moment, it could have led to other trajectories. It is important to understand that. The realm of possibilities remains open as far as the environment is concerned. The state of the world may have been quite different if in 1048 the embankments of the Yellow River had been reinforced enough to resist the devastating floods that carried away the Song Dynasty (see chapter 7). If in 2009 US President Barack Obama had chosen, as Iceland did, to consider the banks responsible for compensation after the financial crisis, our present may have been very different (7). The point here is not to produce counterfactual history (8), but to bear in mind that we can always shape our future. I simply hope that by presenting certain key elements from our long, shared history with mother nature, we will be able to think more clearly about the future that we desire, in the hope that we can make the vital decisions that are needed to achieve it.

The trailers are over, the lights have gone down. The film opens with the African savanna, where our story begins…

 

The seven Revolutions

The Physiological Revolution (also called anatomical, around 3 million years ago): emergence of the Homo species and of tools, bipedalism, running, throwing objects, omnivorous feeding, global expansion. Monkey becomes human (Chapter 1).

The Cognitive Revolution (also called symbolic, between 500,000 and 100,000 BCE): fire, art and language, domination of the environment and extinction of all the Homo species except sapiens. Monkey becomes a hunter (Chapter 2).

The Agricultural Revolution (also called the Neolithic, begins nearly 12,000 years ago): leads to the domestication of nature and a demographic boom. Monkey becomes a farmer (Chapter 3).

The Moral Revolution (also called axial, 2,500 years ago): societies become connected over long distances, generating collective groups – empires and religions – that aspire to universality, collaborating more effectively to exploit their surroundings, and inventing money to boost their interactions. Monkey finds religion (Chapter 5).

The Energy Revolution (also called industrial, around the year 1800): the choice to burn fossil fuels for energy pushes humanity onto a new trajectory. Like the preceding ones, this revolution is multifaceted. Depending on the discipline and on which component is emphasized, it can be read as scientific, military, economic, or demographic. What is important is its effect: the unification of the world under European hegemony, followed by the profound modification of the global environment, and the beginning of the Anthropocene. Monkey becomes a worker (Chapter 13).

The Digital Revolution (also called the media revolution, around the year 2000): communication technologies enable intricate connections over the whole planet in real time. Monkey becomes a communicator (Chapter 16).

The Evolutive Revolution (also called demiurgic, over the course of the twenty-first century). Two main trends coexist: 1) the “great convergence” of NBIC technologies – nanotechnology, biotechnology, information technology and cognitive science – leads to the emergence of new entities (augmented humans, cyborgs, artificial intelligence, etc.) who will replace or coexist with humanity; 2) the inability of humanity to change its behavior will alter the planet’s environment to the point where humans will involuntarily be transformed into “mutants” adapted to the new ecological situation of the Anthropocene. Monkey will become either a god, or a mutant (Chapter 17). The future, by definition unpredictable, should fall somewhere between these two extremes. Or perhaps it will combine them? It is easy to imagine super-rich elites able to indefinitely prolong their precious existence with exorbitantly expensive technology, while common mortals suffer the burden of increasing environmental degradation.

 

 

 

(1) To use the expression coined by zoologist Desmond Morris, The Naked Ape.

(2) Wu Cheng’en, Journey to the West.

(3) These Revolutions are also chrononyms, specific periods which, much like geographic areas (which are attributed capital letter by virtue of the fact that they are toponyms), have a specific location – temporal rather than spatial.

(4) For a presentation of the methodological approaches, see Testot (ed.), L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le Monde

(5) Testot, La Nouvelle Histoire du Monde, Sciences Humaines Éditions, 2019. The most remarkable contributions in this area include, Harari, Sapiens. A brief History of Humanity; Diamond, Guns, Germs, and Steel: The Fate of Human Societies; Morris, Why the West rules – for now.

(6) A new generation of French scholars emerged in the wake of the pioneering studies on the climate by Emmanuel Le Roy Ladurie: Grégory Quenet, Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, François Jarrige, Thomas Le Roux, Jean-François Mouhot, among others.

(7) Scenario evoked in Klein’s book, This Changes Everything: Capitalism vs. the Climate.

(8) For French perspectives on counterfactual history, see Deluermoz, Singaravelou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futures non advenus. See also, Besson, Synowiecki (eds.), Ecrire l’histoire avec des si.

 

Manger à la Renaissance

Pour la rentrée scolaire, mise en ligne d’un document pédagogique :

Plan détaillé d’une conférence en deux parties,

durée : une heure, incluant échanges avec le public,

délivrée pour le Conseil départemental de l’Yonne

au château de Maulnes en avril 2017

Par Laurent Testot, guide-conférencier et journaliste

  1. I : L’art de la table, sauce hiérarchique
  2. II : De viande et de sucre, le goût Renaissance

 

Dans un premier temps, l’art de la table. Rappeler que la table reflète la hiérarchie sociale. Celui qui régale a une position dominante, manifestée par son emplacement (plus haut, mieux assis…) ; la hiérarchie se reflète également dans les rituels de service, la vaisselle, les surprises gustatives…

Dans un second temps, que consomme-t-on ? Interaction avec le public pour introduire la seconde partie : Quels aliments connaît-on au Moyen Âge ? Pourquoi la Renaissance s’enrichit de tant de nouveautés comestibles ? Qu’appelle-t-on Échange colombien ? D’où viennent les épices ? À quel prix mange-t-on du sucre en Europe ? Et dans quel ordre consomme-t-on tous ces produits ?

Pour finir : Vous prendrez bien une tasse de chocolat aztèque ?

 

 

 

Bienvenue, gentes dames et messires. Merci de vous presser si nombreux pour cette conférence sur l’alimentation à la Renaissance.

Au menu du jour, cinq services apportés dans l’heure qui vient, en un festin roboratif.

1) Une mise en bouche pour rappeler qu’un repas est d’abord une question de pouvoir ;

2) un mijoté pour comprendre en quoi le 16e siècle fut un moment fondateur pour l’alimentation des Temps modernes ;

3) un rôt pour apprendre comment s’organisait une tablée Renaissance ;

4) un entremets, pièce montée de victuailles pour récapituler ce que l’on pouvait trouver sur une tablée Renaissance ;

5) et le dessert, où nous évoquerons le sucre, qui acquiert à la Renaissance son statut contemporain de drogue.

museo Correr Venezia

 

Acte 1) mise en bouche : service de rappel des usages politiques de l’alimentation

De tout temps, le repas est une occasion pour les puissants de ce monde de se montrer. En Mésopotamie, quand les premiers souverains se font portraiturer, par exemple sur le coffre dit étendard d’Ur, on les voit se livrer à deux activités : premièrement le roi, plus grand que tous les autres, écrasant de son mépris des prisonniers de guerre ; deuxièmement le roi, plus grand que tous les autres, écrasant ses courtisans sous une débauche de nourriture.

Au Moyen Âge en Europe, la chose n’a pas changé. Depuis la fin de l’Empire romain d’Occident, le banquet est diplomatie tout autant que mise en scène des inégalités. Le repas solennel permet de consolider l’édifice social des liens féodaux. Le vassal, nourri copieusement, confirme son appui docile à son suzerain. À cette occasion, celui qui régale se doit de le faire dans l’abondance de denrées. Un festin obéit à trois règles : être interminable, amener à ingérer quantité de nourriture, pousser à engloutir quantité de boisson. Mais cela va à l’encontre des prescriptions de l’Église, qui incite à faire preuve de modération. On évolue vers un compromis. À partir du 12e siècle, on introduit du raffinement à table. Les danses, musique, poèmes, chants, acrobaties rythment les services. Manger devient spectacle, qui peut se dérouler sous les yeux de non-mangeurs, assemblés debouts, courtisans de second rang, ou même du peuple. Alors que le pouvoir d’État s’affirme contre l’Église, le repas devient grandiose. L’objectif est de mettre en scène la puissance du prince. Sa richesse aussi. On consomme fortes épices dès que finances le permettent. Poivre, macis, gimgembre et autre cannelle viennent d’immensément loin, des Indes dit-on, et atteignent des prix exorbitants. Plus on en met et plus on en jette – ce qui incidemment implique que contrairement à une légende tenace, on n’épice pas pour masquer le goût de la viande avariée. Car il serait infiniment moins coûteux d’acheter de la viande fraîche que de l’inonder d’épices.

En sus d’être chères, les épices ont deux vertus. Première vertu : ce sont des produits auxquels on attribue la capacité d’améliorer le corps de celui qui les consomme, ce que l’historien Christopher Bayly appelait des produits biomoraux. L’alimentation s’inscrit toujours dans une vision du monde. Les épices sont nourriture et médicaments, on leur attribue la faculté de transformer les qualités de la nourriture comme elles en transforment la saveur. Depuis l’Antiquité, on imagine l’univers comme constitué de quatre éléments : CE SONT [Demander au public] ??? Les 4 cercles : Terre, eau, air, feu. « La grande chaîne de l’être » hiérarchise les aliments selon l’élément auquel ils sont associés.

Les nobles sont sensés avoir l’estomac délicat. Le vilain peut se nourrir de terre, l’élément le moins noble : racines telles que panais et carottes, éventuellement viande de bœuf. Le chrétien se nourrit d’eau les jours de Carême et de fête, jusqu’à 160 dans l’année : poissons, mais aussi oiseaux d’eau (canard, oie) et même lapin (qui à l’état fœtal est associé au poisson, alors que le lièvre sera volaille), castor et baleine. Le noble vise l’air : tous les oiseaux, du paon à la perdrix, sont conviés à sa table. La chair en est souvent transformée, civilisée en pâtés de toutes sortes. Au Moyen Âge européen, la gastronomie noble est faite d’aliments cuisinés, malaxés, transformés. Car il faut civiliser la nourriture par la cuisson – donc le feu. Seconde vertu : l’usage des épices permet aussi de rechausser la saveur perdue au bouillon. Car Aristote recommandait de faire bouillir la viande, considérant que cette opération l’éloignait davantage de la crudité que ne l’aurait fait le rôti. Cela n’empêche pas la noblesse de préférer le rôt au bouillon, avec des risques.

CONTE du moine qui voulait sa volaille tout de suite (inspiré des fabliaux médiévaux, où la gloutonnerie d’un clerc le pousse à tenter de dévorer une poularde avant qu’elle soit cuite – pour se rendre compte qu’il mord dans le Diable).

Manger blanc (obtenu de poisson, mie de pain, amandes…) est une obsession française, en lien avec les lys immaculés de la royauté et la lumière de Dieu. Si le blanc est pureté, le vert fertilité (jus d’épinard, oseille, poireau, persil, sauge…), le noir est puissance (pain brûlé pour colorer le gibier, quand la viande d’élevage est rougie à la racine d’orcanette), le jaune sagesse (safran, jaune d’œuf…), le doré et l’argenté incarnant le luxe et le faste.

Le Moyen Âge aime les goûts acide et épicé, aigre-doux (cannelle-gingembre plus que poivre, le cumin est méprisé). On recourt à force verjus (jus de raisin vert) pour l’acidité, et aux vins blancs. Les sauces de vin sont épaissies à la mie de pain. On dénombre jusqu’à 200 épices, clous de girofle, cannelle, poivre, noix de muscade, safran, anis, gingembre, jusqu’aux glandes sexuelles séchées de castor… La maniguette, dite graine de paradis, est une addiction française. Toute épice est chaude, car elle provient du jardin d’Éden, donc réfère au feu, élément le plus noble.

Hiérarchie des légumes, de la terre à l’air : bulbe, racine, légumes à feuilles, légumes tiges.

On s’inscrit dans cette cuisine des métamorphoses chère aux Romains : la bonne table est celle où l’on ne peut pas deviner ce que l’on va manger. Le poisson est apprêté comme la viande, ou l’inverse. Pâtés et tourtes permettent de sculpter des animaux autres que ceux dont la chair a servi à la confection du plat, ou à abriter des surprises : vous fendez votre pâté et un oiseau s’en envole.

Résumons : au Moyen Âge, comme à la Renaissance, le repas des puissants, le banquet sert à confirmer les rapports sociaux de domination. Le suzerain régale ses dépendants. Mais alors que les sociétés deviennent plus riches, plus densément peuplées, les rapports se complexifient. Progressivement, le banquet devient représentation du pouvoir, reflet des hiérarchies, théâtre de la domination. La Renaissance est à cet égard une période charnière, et ce mouvement vers le repas spectacle atteindra son apogée sous le règne de Louis XIV, dans la seconde moitié du 17e siècle.

 

Tapisserie Fructus Belli_Le dîner du Général v. 1547 par Jean Baudouyn 4 x 8 m Bruxelles

ACTE 2) Mijoté : en quoi le 16e siècle fut un moment fondateur pour l’alimentation des Temps modernes

Nous allons nous arrêter au 16e siècle, moment de la Renaissance française, marqué par la fascination de l’Italie. Pays riche, car ses cités-États, Venise, Gênes, Milan, Florence…, sont en contact avec les puissances musulmanes. Elles sont donc les intermédiaires privilégiés, entre Islam et Chrétienté, de ce commerce des épices. L’Italie du quattrocento, notre quinzième siècle, c’est l’Italie modèle de la Renaissance. Nos rois y sont allés faire la guerre, s’endetter, s’y cultiver. La Renaissance mêle selon diverses temporalités cinq phénomènes globaux porteurs de transformations : 1) diffusion du modèle italien (art, architecture militaire et civile…) ; 2) redécouverte des écrits antiques (Apicius), essor de l’humanisme, et nouvelles idées à travers Bartolomeo Sacchi dit Platine (De l’honnête volupté, 1474), Bartolomeo Scappi (Opera dell’arte del cucinare – Ouvrage sur l’Art de cuisiner, 1570), et Érasme (De civiliae morum puerilium, Savoir-vivre à l’usage des enfants, 1530). Diététique, recueils de recettes, manières de table : Faire lire sur les manières de table, par le public, les FICHES Erasme 1 à 5) ; 3) imprimerie ; 4) Réforme et contre-Réforme ; 5) « découverte » des Amériques et accès direct à l’Asie.

Et tous ces bouleversements commencent avec la nourriture. En 1533, Catherine de Médicis, héritière d’une richissime dynastie marchande, épouse le deuxième fils de François Ier, Henri, vous savez, celui qui ne doit pas hériter. Elle a 14 ans, un physique désavantageux que l’on attribue à ses origines roturières, mais une promesse de dot qui a levé toutes les réticences. Et elle a de bonnes manières italiennes, car l’Italie est alors le foyer de la civilisation. Normal, elle est le dernier intermédiaire du commerce des épices – là où ça marge le plus.

La légende prête beaucoup à Catherine de Médicis. Elle serait venue d’Italie accompagnée d’une escouade de cuisiniers, et elle aurait introduit moultes nouveautés à son banquet de noce. En avez-vous entendu parler ? Les sucreries (LISTES 1 et 2) auraient fait sensation [sabayon = vin blanc + jaune d’œuf + épices] ; cotignac [gelée de coing au vin]. Et elle aurait amené la fourchette (qui ne s’imposera que deux siècles plus tard, car les clercs sont longtemps unanimes : Dieu a donné une main à l’homme pour qu’il se nourrisse, et c’est blasphème d’utiliser autre chose que ladite main pour se nourrir), avec une étiquette de la table qui se serait imposée à toutes les cours royales d’Europe. Catherine de Médicis, issue d’une société cultivée, influencée par la tradition néoplatonicienne et la pensée d’Erasme, permet de donner un visage à un phénomène global, la révolution gastronomique de la Renaissance française. Deviennent à la mode les artichauts, les brocolis, jusqu’alors inconnus, et les petits pois et asperges, jusqu’ici méprisés des nobles. On rapporte même que le futur Henri II, exalté par sa découverte de l’artichaut, faillit en mourir d’indigestion – ce qui est aussi dit de Catherine de Médicis plus tard, mais témoigne plus d’une hostilité de ceux qui rapportent l’anecdote que de réalité historique : il s’agit de souligner la goinfrerie excessive de la personne visée, donc sa nature de pécheresse.

Petit banquet Lucas Van Valckenborch & Georg Flegel ©Slezke Museum_fin XVIe

ACTE 3) Rôts pour apprendre comment s’organisait une tablée Renaissance

Traditionnellement, la table est dressée en U. Un côté demeure libre pour le service. « Mettre la table », c’est poser une belle nappe blanche (lin, chanvre, voire coton) sur des planches posées à même des tréteaux – le luxe est dans la nappe, qui acompagne une noblesse nomade. S’il y a beaucoup de convives, nous ferons ça dans une grande salle de réception comme ici à Maulnes, ou dans la prairie si le temps est agréable. Au bout de la table siège l’hôte, puissance invitante, sur un trône, sous un dais, surélevé, bref mis en valeur… En qualité de convive, plus on est proche de l’hôte et plus on est puissant et mieux on mangera. Chaque rang mange un aliment inférieur, et voit sa dose de viande divisée par moitié. Prenons le Ménagier de Paris (v. 1390). Pour les petits riches : poussins, pilets, chapons, coqs, gélines, canards, pigeons, oies ; pour les moyens riches : bécasses, pluviers, cailles, alouettes, grives, pies ; pour les grands riches : cygnes, hérons, paons, grues, cigognes, cormorans, butors… Est viande ce qui permet de se nourrir. Est potage ce qui cuit en pot. Chaque service comprend plusieurs plats, tous servis en même temps. Plus on est puissant et plus on sera servi chaud – les cuisines sont souvent loin, et garder un plat au chaud implique des risques d’incendie, donc on ne fait cet effort que pour l’élite des élites.

Reprenons les éléments de cette révolution, décrivons ce qui serait devant nous : en guise de couverts (un terme de l’époque), le couteau (personnel), au besoin la cuillère (de service). L’assiette ? On va passer du tranchoir de pain sur tailloir à l’écuelle à tondo en métal argent (photo d’une pièce des années 1530’), puis à la faïence (rappeler l’histoire de Bernard Palissy et de son émail blanc). Signaler la présence des petits pains blancs ; de la serviette (qui complète la longière ou nappe sur laquelle on s’essuiera les doigts) pour protéger la fraise, serviette qui avoisine le format 1 m x 1 m, souvent nouée en forme d’animal. Un verre remplace désormais gobelet et hanap (mention des verriers de Saint-Germain-en-Laye).

À la Renaissance, évolution importante, assiette, couteau, cuillère et verre sont individualisés. Les bancs cèdent la place à des chaises, tabourets, ployants. Le dressoir devient buffet puis crédence, pour exposer belle vaisselle et vins. Comme en hau lieu, on virt dans la peur du poison, les nefs puis les cadenas vont symboliser pouvoir et protection. N’oublions pas la salière, car le sel symbolise la présence de Dieu, la plus belle est pour le souverain. Et rappelons, pour le contexte historique (Maulnes a été habité brièvement à partir de la fin de l’an 1569) que c’est à Henri III que l’on doit cet effort de codification de l’étiquette.

Au 16e siècle, la décoration de table devient toujours plus théâtrale. Vaisselle riche, fleurs à foison, fontaines de table (bouteille enserré dans des plaques de céramiques ou de métal précieux, équipées d’un robinet à sa base), innombrables sculptures en sucre, serviettes parfumées et pliées en forme d’animaux, nappes toujours plus riches, par exemple tissées en damas. Ordinairement trois repas : le déjeuner est servi une heure après le lever du soleil ; le dîner est servi en fin de matinée ; le souper en fin d’après-midi. Les repas sont centrés sur les spectacles, ou entremets, tels des cortèges d’animaux cuits recouverts de leurs poils ou de leurs plumes, des spectacles pyrotechniques…

Récapitulons le service à la française : on se lave d’abord les mains au-dessus du bassin, à l’aide d’une aiguière maniée par les serviteurs. Puis les plats arrivent par vagues.

Service 1 : fruits de saison, échaudés (pains à la viande), saucisses, pâtés, avec vins liquoreux (muscat, hypocras : vin chaud aromatisé à la cannelle, au gingembre et au poivre. Le vin blanc, dit-on, « ouvre » les voies digestives. La vision du corps humain, héritée de l’Antiquité, est celle d’un récipient parcouru de flux.

Service 2 : potages (viandes, gibiers et volailles mijotés en pot, servis avec des légumes).

Service 3 : rôts, soit viandes cuites à la broche, si possible oiseaux volant haut. Les jours maigres, poissons bouillis, à la broche ou cuits au four.

Service 4 : entremets, c-à-d spectacles.

Service 5 : desserte, soit préparations à base de fruits (poires, nèfles ou coing cuits dans du vin), de compotes, de flans, de tartes, de crèmes, de beignets… Hypocras, vin rouge ferme les voies digestives. Puis on se relave les mains, les serviteurs enlèvent les tables pour permettre de danser, et quelques privilégiés filent dans la chambre de l’hôte déguster avec lui un boutehors (vin rouge épicé avec fruits confits et autres douceurs…).

 

PAUSE PÉDAGOGIQUE

Mariage paysan Peter Brueghel le Vieux 1567 ©Musée d’Art et d’Histoire Vienne

 

Acte 4) entremets : pièce montée de victuailles.

À votre avis, quels aliments aurait-on trouvé sur une table de l’élite française de la Renaissance, telle que la tablée de Monsieur le duc d’Uzès ?

Viandes : bouillies toujours, mais désormais de plus en plus, pour les viandes grasses (porc, mouton, le maigre étant bœuf ou porc salé) dont on doit ôter l’excès d’humidité, rôties, frites, grillées, mijotées à petit feu, avec tous les ustensiles qui peuvent se concevoir, tel le basset tourne-broche. Réhabilitation des animaux d’élevage (démographie), sauf porc – si ce n’est lard, saindoux et jambon. Désaffection progressive des oiseaux (héron, paon, etc., peu nourrissants, près du ciel, dominant la terre, chauds et humides, mise en scène cygne). Au 16e siècle, la cuisine française reste très médiévale dans ses principes et dans son apparat. On aime les éléments spectaculaire, les pièces montées, les grands oiseaux reconstituées à partir de volailles démembrées, la perdrix truffant la poularde qui elle-même truffe le paon, le petit cochon de lait baignant dans le miel, l’énorme pâté en croûte qui une fois fendu laisse échapper une volée d’oiseaux… On adore les surprises, les goûts inattendus, les saveurs marquées à grand renfort d’épices. Poisson (dont hareng et morue, mais on classe aussi comme poisson aussi baleine, castor, phoque, marsouin, lapin). Redécouverte du foie gras, des abats… Fromages.

Légumes : réhabilitation et découverte (issus de la terre donc méprisés, ce que les médecins du Moyen Âge s’étaient empressé de justifier à grand renfort d’arguments diététiques fantaisistes). Cardon (protestant). Asperges deviennent à la mode.

Fruits : incluent les artichaut ; aussi les melons et fraises, tout juste réhabilités, plus petits et moins sucrés que nos melons et fraises ; c’est l’arrivée depuis la lointaine Chine des citrons et oranges, amères, puis douces). On en fait confitures et gelées, compotes, fruits confits et pâtes de fruit. Ces fruits sont dits froids et humides, ils sont donc consommés en début de repas (l’estomac est considéré comme un chaudron). Ils passent au 16e siècle à la fin du repas – sauf melons, figues et mûres. Ils peuvent aussi, de tout temps, être associés à autres services (sucré-salé, amer-sucré).

Épices : cruciales, mais en perte de vitesse. Saveurs privilégiées. Sauces maigres. Saindoux, huile, beurre.

Beaucoup de vin, ne serait-ce que pour parfumer l’eau. Pain et vin sont symboliques. Cidres et bières prennent leur essor, en détrônant les pommés, poirées et cervoise.

Nourriture paysanne : mal connue, idem Moyen Âge, avec 2 certitudes : 80 % de céréales (seigle et orge plutôt que bled – froment –, arrivée du sarrasin en zones ingrates, partout des mélanges de céréales tel le méteil, pain noir et rassis pour la soupe contre pain blanc pour le tranchoir, châtaignes en montagne, millet dans le sud, cède devant le maïs…), légumes secs et choux, poireaux, salades, blettes, pois, fèves, vesces, gesses, lentilles, raves, panais, carottes, oignons, aulx, herbes sauvages, quelques produits laitiers et de moins en moins de viande (et toujours bouillie) ; population double. Pommes, poires, cerises, prunes, noix.

Aliments du Nouveau Monde : peu d’impact (sauf dinde, et mode du piment, un peu maïs). Ex. pomme de terre et tomate, surprenant par rapport à ce qui se passe dans le reste du monde (manioc, patate douce…). La dinde est adoptée, évoquant le paon. Haricots (ressemblant au phaséol, dolique, mongette) et maïs (assimilé au bled) sont néanmoins cultivés sous Henri IV dans le Sud-Est.

Le tout servi en olla podrida, comme on dit en Espagne, pot-pourri de bien bouilli. On amoncelle tout ce qu’on peut, volailles, viandes, abats, charcuteries, légumes, fruits, mélangés, épicés à loisir, et surtout pièces montées de sucre. Décrire le repas de noce d’Henri IV avec Marie de Médicis (lire p. 63 BIRLOUEZ). Insister sur 1600 comme date-clé : Giovanni Pastilla assure la promotion de son bonbon multicolore avec anis, amande, etc., et Olivier de Serres publie son Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, le premier traité d’agronomie en français (1024 p.)

 

Noces de Cana Jacopo Robusti Le Tintoret 1561 église Santa Maria della Salute, Venise

5) et le dessert, tout de sucre, qui acquiert à la Renaissance son statut de drogue.

Lors des services, on se doit de proposer de tout, à profusion. Et on retrouve du sucre partout. C’est nouveau. La cuisine médiévale privilégiait les saveurs acides, le sucre était une épice, rare et chère, un médicament souverain contre nombre de maux, de la fièvre quarte (paludisme) à l’impuissance. À la Renaissance, le sucre devient infiniment plus commun, et meilleur marché. Il conserve ses fonctions de médicament, tout en envahissant toutes les recettes. La noblesse s’en goinfre. Tout plat servi doit cuire dans le sucre, et même briller d’un supplément sucre, saupoudré à la dernière minute par les serviteurs.

Le sucre est chaud et humide, il favorise la digestion = bonne santé. Décrire le banquet tout-de-sucre vénitien d’Henri III. Évoquer Michel de Notre-Dame, ça vous dit quelque chose ? Oui Nostradamus et son Excellent et moult utile opuscule à tous nécessaire qui désirent avoir cognoissance de plusieurs exquises réceptes, 1555, en deux parties : cosmétiques puis confitures)… Eau-de-vie, galette des rois et sorbets sont des héritages arabes. Les conséquences géopolitiques de ce brassage biologique sont ni plus ni moinsq que la création du Monde moderne.

Conclusion : C’est à la Renaissance que s’est façonnée l’alimentation contemporaine, sur des bases médiévales et antiques : renouveau de la cuisine aristocratique, codification des manières de table, irruption massive du sucré. J’espère que vous regarderez désormais vos assiettes différemment.

 

Nous allons conclure sur une dégustation de trois recettes de chocolat : à l’aztèque, à l’espagnole, à la française.

 

1) Xocoátl, cacao en poudre 100 % dissous dans de l’eau, un peu de vanille (arôme à défaut de gousse), relever au piment, épaissir (les Aztèques utilisaient de la fécule de maïs, maïzena, en mettre peu mais faire bouillir pour réduire ou mieux remplacer par fécule de pomme de terre voire tapioca…) jusqu’à atteindre la consistance d’une sauce encore liquide, servir à température ambiante. Les Européens le trouvent trop « exotique ». Ils essaient de « civiliser » cette boisson…

250 cl d’eau, 4 cc de chocolat en poudre 100 %, 4 pincées de piment, 1 cc de maïzena + 3 cc de fécule de pomme de terre (bien délayer au préalable), 1 cc d’extrait de vanille.

2) recette du chocolat civilisé : ils remplacent piment et vanille par des ingrédients connus, des épices, notamment poivre et cannelle, en option badiane (anis étoilé), muscade, clou de girofle…

3) recette du chocolat européen : ils finissent par rajouter lait (diluer avec eau, peut-être utiliser lait de chèvre ?) et sucre (miel ou mieux sucre de canne brut), et on obtient notre habituelle boisson. Pour le servir au goût Renaissance, rajouter de la poudre d’amande.

 

 

 

Pour prolonger ce voyage dans le temps, deux livres indispensables :

BIRLOUEZ Éric, Festins princiers et repas paysans à la Renaissance, Rennes, Ouest-France Éditions, 2014.

LEFÈVRE Denis, Des racines et des gènes. Une histoire mondiale de l’agriculture, Paris, Rue de l’Échiquier, 2 vol., 2018.