Aux origines de la dette

À propos de :

GRAEBER David [2011], Debt:. The first 5000 Years, Melville House.

C’était au milieu des années 2000. Invité à une conférence qui se tenait dans un monastère londonien, l’anthropologue américain David Graeber conversait avec une avocate engagée en faveur de causes humanitaires. Au fil de la discussion, ils en étaient venus à parler de la dette du tiers-monde. L’anthropologue, militant altermondialiste de longue date, rappelait les effets désastreux que les exigences des créanciers internationaux avaient pu avoir sur les économies du Sud. Son interlocutrice finit par lui demander : « Mais, chacun doit rembourser ses dettes, non ? » Graeber resta un peu interdit.

Rembourser la dette à tout prix ? Même si pour cela on doit dépenser de la sueur et des larmes, payer de son corps ou celui de ses concitoyens ? Comment une obligation morale aussi impérieuse avait-elle pu devenir une évidence pour une avocate sensible à des causes humanitaires ? Ces questions ont incité Graeber à entreprendre une enquête pour le moins ambitieuse. Retracer l’histoire de cinq mille ans de dette et de discours moraux entourant cette pratique immémoriale.

La dette est souvent vue comme une perversion. On l’associe aux comportements dispendieux et pour tout dire immoraux de débiteurs, individus ou États, qui n’ont pas su gérer leurs comptes en « bons pères de famille ». Son essor est régulièrement interprété comme le résultat d’un dévoiement des économies « réelles » : celles-ci auraient cédé au mirage du crédit, cette monnaie virtuelle qui gonfle immodérément pendant les booms. Graeber prend résolument à contre-pied ces représentations. À ses yeux, la dette est à l’origine des civilisations. Plus encore, les grandes religions et leurs principes moraux se comprennent en bonne part comme une réaction aux conséquences de la dette et à la violence qu’elle exerce sur les corps.

Une longue histoire

La dette n’est pas une création récente. En Mésopotamie, 3500 ans avant notre ère, soit mille ans avant les premières frappes de monnaies, les Sumériens possédaient un système de comptabilité administrative dont les bureaucrates se servaient pour recenser les dettes, les prêts et les amendes dont devaient s’acquitter les habitants. L’unité de compte de ce système était une barre d’argent. Pourtant le métal ne servait pas à effectuer des règlements. Ceux-ci pouvaient être acquittés au moyen de toute marchandise dont les habitants pouvaient disposer. Les barres d’argent ne circulaient pas dans l’économie, et servaient encore moins à effectuer des échanges, lesquels reposaient déjà sur le crédit.

La dette est également consubstantielle aux « monnaies primitives ». Ces monnaies, celles de peuples sans État ni commerce, ont essentiellement une fonction sociale, comme réparer une perte humaine ou arranger un mariage. Chez les Tivs, une population de l’actuel Nigeria, lorsqu’un homme entendait se marier, il remettait au père de la femme convoitée une quantité importante de barres de cuivre et de zinc. Doit-on comprendre que par ce geste il achetait son épouse ? Non, puisqu’il n’acquérait pas le droit d’en disposer comme il l’entendait, et encore moins de la vendre à autrui. Présenter des barres de métal, des coquillages ou du bétail à la famille d’une fiancée, c’était en fait écrire l’équivalent d’une reconnaissance de dette. Seule une vie humaine pourrait remplacer une autre vie humaine. Autrement dit, par ce geste, la famille du prétendant s’engageait à offrir un jour une femme en mariage à la famille de la fiancée.

Dans certains peuples, comme celui des Leles, vivant au Congo belge, une monnaie similaire, fondée sur des pièces de tissus, finit par muer en un système complexe d’engagements réciproques. En acceptant de marier sa sœur, un homme acquérait un droit sur une femme de la famille du prétendant, droit qu’il pouvait céder à un autre, en échange de la femme qu’il désirait pour lui-même. Les « dettes de vie » circulaient, devenaient une monnaie d’échange dans les relations de parenté. Du coup, il n’était pas rare que des femmes, des enfants et même des hommes deviennent la contrepartie de dettes sociales et passent sous la dépendance du créancier.

Le système des dettes de vie prend cependant un jour sombre lorsqu’il se mêle à la logique du commerce. Au milieu du 18e siècle, des barres de cuivre produites à Birmingham étaient devenues une monnaie d’échange le long de la rivière Cross, de Calabar jusqu’à la terre des Tivs. Introduites par des marchands occidentaux, elles étaient diffusées par des commerçants africains qui avaient adopté un système de gages humains. Lorsqu’un débiteur ne pouvait payer ses dettes, il devait payer le prix en vies humaines, celles de ses enfants, de ses parents laissés en gage. Voire avec sa propre vie. La dette a ainsi écrit un chapitre peu connu de l’histoire des traites négrières.

La morale ou l’honneur ?

Ce lien intime entre la dette, la violence et l’esclavage n’est pas isolé. C’est même une constante dans les premiers âges des économies de marché, affirme Graeber. Dans la Bible, les mots hébreux pour « rédemption » pouvaient aussi désigner le fait de récupérer les gages laissés auprès d’un créancier. Selon le livre de Nehemiah, la perspective la plus funeste pour un débiteur était d’envoyer ses enfants au service d’un créancier, de soumettre ses filles à son bon vouloir. Espérer une rédemption, c’était alors espérer racheter des fautes commises dans le passé, ces fautes prenant la forme concrète de dettes accumulées et d’enfants abandonnés à l’esclavage. Le texte biblique porte la trace des crises de la dette survenues en Mésopotamie environ quatre siècles avant notre ère. Il était alors commun que, en temps de mauvaises récoltes, les paysans s’endettent auprès de riches voisins, finissent par perdre leurs terres et, parfois, se séparent de leur bien le plus cher, leurs propres enfants.

Ces crises de la dette ont laissé de profondes traces dans les discours moraux de l’époque. On trouve trace dans la Bible et ailleurs de nombreux appels à l’effacement des dettes, des condamnations de l’usure, et même du prêt à intérêt. Mais ces discours critiques se sont toujours heurtés, observe Graeber, à la logique de l’honneur. Garder son rang, c’est s’acquitter de ses dettes. Cela explique qu’aux États-Unis, les esclaves rechignaient souvent à critiquer le système esclavagiste, préférant gagner leur salut en rachetant leur liberté.

Dans l’Antiquité mésopotamienne, préserver son honneur, cela voulait dire aussi ne pas se montrer impécunieux, afin de préserver ses filles de l’esclavage et de la prostitution. Le port du voile, la célébration de la virginité des filles seraient aussi, selon Graeber, une réponse à une crise de la dette. Ces pratiques avaient précisément pour raison d’être de manifester, de la part de ceux qui en avaient les moyens, le fait que leurs filles n’étaient pas à vendre.

L’auteur poursuit son récit des cinq mille ans de dette jusqu’à aujourd’hui. Des empires de l’Antiquité, il nous emmène au Moyen Âge, puis aux cinq cents dernières années de mondialisation. Pour cet anthropologue anarchiste, comme il aime à se définir, la dette y apparaît toujours comme un instrument de pouvoir. Celui d’asservir les hommes mais aussi celui de transformer les sociétés. C’est ainsi que l’impôt des conquérants, endettant les conquis, les obligeait à se convertir au commerce. La dette a diffusé l’économie de marché.

Au terme du récit, notre époque apparaît plus clémente. Les débiteurs ne sont plus réduits en esclavage. Pourtant, observe Graeber, les intenses cures d’austérité imposées aux États impécunieux suggèrent que la dette a toujours maille à partir avec la subordination et la violence.

Article publié initialement dans Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 27, « Transmettre », juin/juillet/août 2012.

2 réflexions au sujet de « Aux origines de la dette »

  1. Thanks for the review! One tiny quibble: I don’t like to call myself an « anarchist anthropologist. » I have never called myself that. I have said I’m an anarchist, since it seems honest to admit to one’s political ideas, and by profession I’m an anthropologist. But « anarchist » is not a type of anthropologist, any more than « social democrat » or « tory » would be.

  2. Dear David Graeber,

    Thank you for your comment. I owe you an apologise for this wrong qualification. I must confess that reading your work I did not see either in which way your « anthropology » could be qualified as « anarchist », a denomination I found here and there within writings about you.

    Your work is simply a very well informed and in depth study of the origins of debt. It deserves to be wildly read, particularly in France, as it discusses very productively the commonly accepted works on the origin of money, a topic that has been wildly discussed among french economists, anthropologists and historians.

    Best Regards

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